lundi 22 février 2016

Chapitre 11

            Clairement, ça n’avait pas le même goût. Il n’y avait que de la peau sur les os, et puis la chair était tendue, souvent, il y avait des tumeurs indigestes, et puis c’était pas très ragoûtant. Raptor n’avait que mépris pour les SDF, et ce n’était pas à ses yeux une meilleure pitance, en mâchouillant ses victimes, il repensait à celles qu’il aimait dévorer habituellement. Des jeunes gens en pleine forme, à la chair tendre et délicate, et saignante surtout. Là, ce n’était pas le Ritz, mais il n’avait pas le choix. S’il jouait trop avec le feu, il subirait les foudres de Kratos. Il aurait préféré manger de l’herbe que se retrouver de nouveau dans la poigne du Super-Héros. Mais la faim le tiraillait. Il ne se sentait pas satisfait avec seulement les quelques pauvres sans-abri qui tombaient entre ses griffes. S’il voulait manger à sa faim, il devait bouffer cette Ligue des Inutiles. Peut-être qu’ensuite, Kratos lui foutrait une paix royale.

             Vols à main armée, prise d’otages, délits de fuite…Greg en avait vu, sous son masque d’Atchoum-man, des crimes stoppés par la Ligue des Inutiles. Mais pas une seule fois, ses compagnons ne l’avaient laissé intervenir. Si au début il acceptait cet état de fait, plus le temps passait, plus il se sentait frustré. Et alors, l’ancien Greg, celui qui se dissimulait derrière un cynisme de façade, réapparaissait. Cette fois-ci, les Inutiles fêtaient leur centième combat contre le crime, et l’ambiance était à la fête. Dans l’appartement de Michael, le champagne coulait, et les anciens exploits furent narrés. Pascal se sentait très fier de l’équipe, mais il remarqua l’air renfrogné de Greg. Il s’approcha alors de Gaëlle et lui remplit une coupe.
            « Vous faites un boulot remarquable les gars, lui dit-il d’abord.
− C’est avant tout un travail d’équipe, répondit-elle joyeusement, bien qu’un peu éméchée.
− Un travail d’équipe, c’est bien ça – observa Pascal – rappelle-moi comment vous vous répartissez les tâches ?
− Tu le sais très bien ! Je suis celle qui planifie les actions, Tear est chargé des diversions, Arcimboldo et Cuistot sont les cogneurs du groupe, enfin Textil soutient l’équipe.
− Super. Et c’est tout ?
− Ben oui, c’est une équipe qui marche du tonnerre, rétorqua-t-elle.
− Et Atchoum-man dans tout ça ? Il fait quoi ?
− Il…il observe…répondit une Gaëlle un peu mal à l’aise.
− L’éternuement est un réflexe cortical de défense du corps, qui est provoqué par un mouvement convulsif des muscles expirateurs, c’est-à-dire le diaphragme et les muscles intercostaux. Ce qui veut dire que le pouvoir de Greg, si on devait le schématiser grossièrement, consiste à provoquer chez autrui un réflexe cérébral qui, pour un court instant, provoque un mouvement désordonné du corps.
− C’est bien, tu as fait tes devoirs, rétorqua Gaëlle qui s’impatientait à présent.
− Les humains éternuent, les animaux aussi. En fait tout ce qui est doté de capacités respiratoires peut éternuer. Ça veut dire que tu as dans ton équipe un membre qui peut immobiliser n’importe quel être vivant doté de poumons, et tu le mets sur la touche.
− L’équipe n’a pas confiance en lui ! répliqua Gaëlle dont la bonne humeur s’était définitivement estompée.
− C’est toi le cerveau de l’équipe Lumen. Je ne te dirai pas quoi faire, je t’ai juste donné une info. Maintenant, tu en fais ce que tu veux. Demande-toi maintenant ce qui est le plus important : faire plaisir à ton équipe, ou augmenter votre efficacité ? Si tu me demandes mon avis, puisqu’il est question de sauver des vies, la réponse m’apparaît clairement. » sur ces mots, Pascal s’éloigna, laissant seule une Gaëlle pour qui le goût du champagne était devenu amer. Elle se tourna vers Greg qui s’était mis à l’écart et regardait sa coupe sans y toucher.

            Mehdi et Cédric mettaient une ambiance de folie. Ils étaient tous les deux complètement ivres, et avaient décidé de commencer à préparer des cocktails au rhum et aux fruits fraîchement pressés. Cédric prodiguait les fruits, et Mehdi, ayant transformé ses mains en presse-agrume en faisait des jus. Puis on mixait le tout. Michael, qui ne buvait pas, se mit à soupirer de dépit en pensant au ménage qu’il allait devoir faire après que ses convives s’en seraient allés. Textil, pas dans un meilleur état profita que Tear se soit assoupi pour matérialiser des tenues de plus en plus ridicules sur lui tout en prenant des photos. Ainsi, à son réveil, Gilles aurait la bonne surprise de voir une jolie photo de lui en soubrette, en costume de loup, ou une belle photo de groupe le faisant apparaître déguisé en danseuse du ventre. Greg n’apparaissait dans aucune de ces photos. Il accepta en souriant le verre que lui tendait Mehdi, mais une fois que le seul membre de la Ligue qui semblait lui être amical eut tourné le dos, il vida le contenu du verre dans un pot de fleurs et alla au balcon.
La nuit était tombée sur la ville, et celle-ci s’illuminait tout en ronflant des bruits de moteurs. Il frissonna lorsqu’une petite brise fraîche souffla sur lui. Il n’entendit pas Gaëlle qui venait de le rejoindre. Il ne lui accorda qu’un regard.
« Tu n’es pas d’humeur à faire la fête, hein ? débuta-t-elle.
− C’est votre fête, répondit-il froidement.
− Tu sais, si tu es mis de côté…
− Non, stop ! C’est bon là. OK, j’ai quitté la Ligue avant même que vous ne vous lanciez vraiment, oui, j’étais de mauvaise compagnie, mais sérieusement, arrêtez d’essayer de me faire croire que c’est MA faute si VOUS m’excluez de votre groupe.
− Il n’est pas question de t’exclure…
− Alors quoi ? Vous me punissez ? Vous considérez que même parmi les Inutiles je suis inutile ?
− Non je…
− Gaëlle, j’en ai ma claque de vous. Au début, je ne pouvais pas vous saquer, mais c’était injuste de ma part. J’étais con. Là, je ne peux pas vous saquer parce que vous êtes une bande d’enfoirés, vous ne valez pas mieux que tous ceux qui vous méprisent, vous ne valez pas mieux que ceux qui te traitaient d’inutile !
− Arrête Greg…
− N’oublie pas qu’Inutile, ça reste une insulte pour désigner les gens comme nous, que ton pouvoir est merdique, tout comme le mien, et comme celui de tous ces débiles profonds qui te servent d’équipiers ! Bordel, j’avais commencé à reprendre confiance en moi, mais y aura toujours un mec dans le monde pour te foutre plus bas que terre… »

            Gaëlle en resta un moment bouche bée. Elle se doutait bien qu’ostraciser Atchoum-man n’était pas ce qu’il y avait de plus sympathique, mais elle imaginait pas que c’était à ce point. Elle se souvint alors du jour où elle avait développé son pouvoir. Elle était adolescente, et son petit ami de l’époque était tout excité de savoir que sa copine allait devenir une Super. Puis, elle se souvint de la déception qu’elle avait vu dans le visage de celui-ci quand elle lui avait expliqué que son pouvoir était celui d’avoir un pointeur laser oculaire. Il avait commencé à se moquer gentiment d’elle, d’abord « Ah, ton pouvoir te sert à faire des démonstrations power point. » il n’avait pas de super pouvoir lui, mais au moins ce n’était pas un Inutile. Il avait commencé à se moquer d’elle auprès de leurs amis, puis ses moqueries avaient été de plus en plus acides, et son regard taquin s’était transformé en regard méprisant…un regard qu’elle avait retrouvé dans les yeux de tous ceux à qui elle avait parlé de son pouvoir. Elle se demanda si elle avait le même regard quand elle observait Atchoum-man.

            « Greg je suis désolée…
− Je ne vais pas vous quitter. Je vais rester avec vous, et je ne ferai rien avec vous. Vous n’arriverez pas à me faire partir. Je vais prendre tout ce que vous avez à me proposer et je ne vous offrirai rien en retour. Vous me traitez en parasite, alors je vais agir en tant que tel. Je vais vous observer, je vais apprendre en vous regardant, mais je n’interviendrai jamais pour vous ! Et quand je jugerai le moment propice, vous serez débarrassés de moi, je me barrerai et je vous laisserai entre vous. » ayant craché ces paroles, Greg qui était accoudé au parapet se dirigea vers l’appartement, les mains dans les poches. Gaëlle, de son côté ne savait quoi dire. Elle fut blessée, surtout de voir que c’était elle qui essuyait les plâtres pour toute l’équipe. Elle aurait voulu dire quelque chose pour arrondir les angles, mais elle ne savait pas trop quoi lui dire, à Atchoum-man, ce membre de l’équipe sans l’être, qu’elle et ses compagnons mettaient de côté sans se poser de questions.
            « Greg ! – finit-elle par articuler finalement – dis-moi, est-ce que c’est toi qui nous a sauvés d’Ondine ?
− Quelle importance ? Si c’était le cas, alors je mériterais enfin de vous suivre ? Bande de cafards ! cracha-t-il.
− Non mais je…
− La ferme ! Je ne veux plus t’entendre, ni toi ni aucun autre de tes potes !
− Mais Greg…ATCHOUM ! » Gaëlle se mit à éternuer, et elle ne pouvait plus s’arrêter. Elle éternua en série, ne pouvant plus bouger ni penser. Il lui sembla que cela dura une éternité. Quand enfin elle put reprendre le contrôle de ses voies respiratoires, quand les spasmes qui agitaient son corps se dissipèrent, elle se rendit compte que Greg était parti et qu’il l’avait laissée seule sur le balcon. Elle resta alors un moment-là à ressasser les mots durs de Greg. Etait-ce dû aux éternuements répétés qu’elle avait subits ? Elle n’aurait su le dire, mais ce qui était sûr, c’est que de grosses larmes coulaient le long de ses joues.

            Dragon, de son vrai nom Eric Hong, vint rendre visite à Anima. Gravitas lui avait appris qu’elle était en pleine dépression. Le nouveau venu de la Conjuration avait donc décidé de venir rendre visite à sa camarade. Il connaissait personnellement Anima, ils avaient eu une histoire ensemble deux ans avant. Il se rendit donc au domicile de Karine Némaud afin d’avoir une petite discussion avec elle. Lorsqu’il frappa à la porte, le visage marqué par la culpabilité de son ex petite-amie fit son apparition. En silence, elle le laissa entrer chez elle. Eric jeta un coup d’œil à l’appartement. Par terre se trouvaient des coupures de journaux. Sur le mur étaient attachés des articles relatant les agressions présumées de Raptor.
            « Ce n’est pas sain, ce que tu t’infliges, débuta Dragon.
− Je dois savoir ce que j’ai créé…répliqua-t-elle d’une voix blanche.
− Tu n’as rien à te reprocher, déclara Dragon. A ces mots, les yeux d’Anima flamboyèrent et elle se jeta sur Eric avec colère.
− J’ai vu le directeur de la prison se faire dévorer ! J’étais encore dans son corps quand Raptor a déchiré sa chair ! Et ce que je sais, c’est que ce ne serait jamais arrivé si je n’avais pas libéré ce monstre ! Et toutes ces victimes, tous ces gens qui ont connu cette fin atroce, c’est ma faute ! Ce sont mes victimes Eric !
− C’était le plan de Kratos, tenta Eric.
− Non, c’est notre plan, on l’a tous validé.
− Tu vas faire quoi alors ?
− Je vais réparer ma connerie ! Je vais refoutre Raptor en taule, sa voix était décidée à présent.
− Ca ne va pas plaire à la Conjuration.
− J’emmerde la Conjuration ! On est des Super-Héros, on protège les gens, on les sauve, on ne les met pas en danger. Si tu veux m’en empêcher, c’est le moment ! » elle plongea alors son regard de jade dans les yeux d’Eric. Dragon soutint le regard de celle qu’il avait aimé. Un conflit intérieur fit rage en lui. Il avait toujours rêvé d’intégrer la Conjuration des Etoiles, il admirait Kratos, et il était heureux de faire partie de l’équipe. Mais ces derniers temps, leurs actions semblaient avoir de moins en moins de sens. Il hésitait.
            « Je ne t’en empêcherai pas. Et je ne dirai rien aux autres. Mais, je continue de croire que je fais la différence avec la Conjuration, et je ne vais pas me les mettre à dos. Je ne t’aiderai pas.
− C’est bon pour moi. Merci de ne pas te mettre en travers de mon chemin. »

            Raptor était à la recherche de toute information concernant la Ligue des Inutiles. Il n’y en avait pas énormément, ces gars-là semblaient éviter la presse au maximum. Mais une vidéo sur Youtube, prise par un passant qui avait pu filmer une intervention des héros lui permit d’avoir quelques informations sur les pouvoirs de ces inutiles. L’un d’eux, déguisé en catcheur mexicain avait fait apparaître des fruits sur son corps et s’en servait pour se battre. Un autre déguisé en cuisinier avait transformé ses doigts en couteaux, les autres, en revanche, il était difficile de déterminer leurs pouvoirs simplement en regardant la vidéo. Mais ce qui était sûr, c’est qu’ils allaient tous finir dans sa panse. Il avait faim et le droit de les manger. Il regarda la vidéo plusieurs fois de suite, et garda en mémoire le peu d’informations qu’il avait pu réunir grâce à elle.
            Dans la centrale nucléaire, la sirène continuait à sonner, faisant vibrer l’air de son cri plaintif. Le personnel enfin libéré se massait les poignets, tandis que Raijin lança une décharge contre le dernier des terroristes qui avaient menacé de faire sauter la centrale au SEMTEX si on ne leur donnait pas satisfaction : la divulgation de l’identité des Super-Héros qui étaient, selon eux, des émissaires de Satan. Les malfaiteurs furent ligotés, les explosifs désamorcés et Raijin se prépara à s’en aller avant l’arrivée de la presse, mais l’un des gardiens de la centrale s’approcha de lui.
            « Raijin, écoute-moi, commença l’homme.
− Désolé, je n’ai pas le temps de rester. Je vous laisse vous charger du reste, les autorités compétentes vont arriver.
− Je suis Anima. Raijin, tu dois me rejoindre, déclara alors l’homme.
− Anima ?
− Je vais avoir besoin de ton aide pour arrêter Raptor. Toi seul peut m’aider. »
            Avant qu’il n’ait pu répondre quoi que ce soit, Anima libéra le gardien de son emprise, ce dernier ne s’étant rendu compte de rien. Raijin resta pensif un moment, avant de finalement quitter l’assistance. Il avait des questions à poser à Anima, et il comptait bien avoir des réponses.

            Il courait dans la nuit parisienne, bousculant les gens au hasard. Il avait réussi son coup, mais maintenant, il ne devait pas se faire attraper. Il avait vu le type avec qui sa copine le trompait, puis lui avait mis un violent coup de batte sur la tête. A présent, il courait, mettant le plus de distance entre lui et sa victime. D’un geste rapide, il balança la batte fracassée, teinte de sang, par terre. Il entendait des pas précipités derrière lui, et jeta donc un coup d’œil afin de savoir si oui ou non, on le poursuivait. Il sursauta quand il vit un type vêtu de vert, avec une cape qui volait derrière son dos. Il ne connaissait pas ce super-héros, et ne voulait pas le connaitre. Il bifurqua donc vers la gauche, faisant route vers le Canal St Martin. Il courut le long des quais en soufflant comme un bœuf. Derrière lui, le Super-Héros gagnait du terrain, mais l’adrénaline lui donnait des ailes. Il connut les joies du second souffle et courut de plus belle. Mais alors…ATCHOUM ! il se mit à éternuer très fort. Une fois, puis deux fois. L’un de ses éternuements fut si fort qu’il perdit l’équilibre et se vautra au sol. Il eut à peine le temps de se relever que le Super-Héros était sur lui. Il lui colla un gigantesque coup de poing au visage qui lui fit perdre connaissance.
            Atchoum-man prit son téléphone portable et appela la police. « J’ai appréhendé un agresseur pris sur le fait, je vous le laisse bien empaqueté quai de Valmy » avant qu’on ne lui répondit quoi que ce fut, il coupa son téléphone et s’étira. Il frappait plus fort, maintenant, courait plus vite et plus longtemps. « Ceci dit, tout seul, je ne peux m’occuper que de ce genre de délits. » Atchoum-man marchait en faisant le bilan de ses exploits. Il arriva alors au niveau d’un parc dans lequel un attroupement attira son attention. Il supposa que la Soupe populaire se tenait là, mais il fut surpris de ne voir aucun camion, aucune organisation particulière. Il lui sembla pourtant bien que c’étaient des SDF qui faisaient la queue. Il se dissimula derrière un arbre pour mieux espionner la scène. Il reconnut alors la silhouette d’Arcimboldo. Celui-ci distribuait des fruits et discutait avec les sans-abri. Greg l’observa tout le long de la distribution, jusqu’à la fin.
            « J’ignorais que la Ligue des Inutiles faisait dans le social en plus ! déclara Atchoum-man quand Arcimboldo, qui ne l’avait pas remarqué, vint à sa hauteur.
− Atchoum-man ? Depuis combien de temps t’es ici ? Et qu’est-ce que tu fais là ?
− Hé du calme, pas la peine de réagir comme si je t’avais surpris en train de regarder du porno animalier ! Tu es tout seul ? Où sont les autres ?
− Je fais ça sur mon temps libre…répondit finalement Arcimboldo après une hésitation.
− C’est très noble à toi.
− Peut-être. Atchoum-man, s’il te plaît, est-ce que tu peux éviter de dire aux autres ce que tu as vu ?
− Pourquoi ? Tu devrais être fier d’être aussi altruiste.
− Altruiste ? Peut-être…écoute, tu n’as aucun ami dans la Ligue, c’est pour ça que je vais te dire ce que je vais te révéler. Au moins tu ne le révéleras à personne. J’ai vécu dans la rue quand j’étais plus jeune. J’avais dix-huit ans, et je m’étais enfui de chez mes parents. Quand je leur ai appris ce que j’étais, ils n’ont pas supporté…
− Ils t’ont rejeté parce que tu es un inutile ?
− Non, ils m’ont rejeté à cause de mon orientation sexuelle…
− Malheureusement, il y aura toujours un prétexte pour discriminer son prochain…donc tu as été sans domicile ?
− Ouais. Les hivers froids, la peur, l’incertitude. Mais j’avais mon pouvoir. Je me considère chanceux de l’avoir eu. Quand tu n’as plus rien, le fait de pouvoir faire pousser des fruits sur son corps, ça n’a rien d’inutile, crois-moi. En tout cas j’ai pu sortir de la rue, reprendre une « vie normale » et même plus. Je te l’ai dit, je me considère chanceux. Sans mes pouvoirs, je serais sûrement mort de faim depuis un bail. Mais cette chance, tout le monde ne l’a pas eu. Alors je me dis que je pouvais bien en faire profiter ceux qui sont encore dans la galère.
− Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi garder ça secret ? La Ligue pourrait faire quelque chose pour ces gens. En tout cas, Textil pourrait les habiller pour l’hiver avec son pouvoir, je ne sais pas…
− Je ne veux pas en parler, parce que je ne veux pas que mon passé se sache auprès de la Ligue. Tu as raison pour Textil, je le sais, mais tout de même, je ne peux pas me résoudre à parler de ce que je fais. Pas encore. Greg, je te le demande, garde pour toi ce que tu as vu et ce que je t’ai dit. Je sais que je ne suis pas en position de te demander quoi que ce soit mais…
− Je suis un Super-Héros, et un Super-Héros, c’est supposé ne pas trahir les secrets personnels tant que ce n’est pas capital pour la survie et la sécurité d’autrui. T’en fais pas, je dirai rien.
− Merci Greg. C’est important pour moi.
− T’es un gars bien Cédric. » dit simplement Atchoum-man avant de disparaître dans la nuit.

            Les missions de la Ligue des Inutiles s’enchaînaient et se ressemblaient pour Atchoum-man qui se contentait de rester dans le van et d’attendre que les autres accomplissent leurs faits. Lui ronflait tranquillement, et ne cherchait même plus à faire même semblant de vouloir s’intégrer à l’équipe. Il ne supportait particulièrement pas Tear, et ce sentiment était réciproque.
            « Tiens la belle au bois dormant. Réveille-toi stagiaire, grondait le héros au masque.
− Va chier, répondit simplement Greg en baillant.
− Tu dors en pleine mission…et si on avait eu besoin de toi ? le rabroua-t-il.
− Que je sois éveillé ou pas, je n’aurais pas bougé le petit doigt, puisque vous êtes tous des grands et des grandes, répondit Atchoum-man d’un air détaché.
− Alors tu vas juste nous suivre et te contenter de faire la sieste ? Si c’est le cas, ce n’est vraiment pas la peine de venir avec nous, tu es…
− Inutile ? le provoqua Greg avec hostilité.
− Fermez-là tous les deux ! » gronda Lumen qui sentait l’ambiance du groupe se détériorer. Elle se demandait si la réintégration de Greg n’était pas une erreur. Mais au fond, elle savait que l’erreur avait été de le dédaigner. Elle se sentait obligée de l’emmener en mission, même s’il ne faisait rien, ne serait-ce que pour racheter la faute qu’elle considérait avoir commise : faire miroiter son rêve à un homme tout en l’empêchant de le réaliser alors qu’il était à portée de main. Cédric était silencieux au sujet de Greg. S’il y allait de sa petite pique occasionnelle dans le passé, son attitude avait changé. Mehdi avait toujours été un soutient de Greg, et à présent, seuls Tear et Textil étaient ouvertement hostiles à Atchoum-man. Les choses pouvaient bouger, se disait-elle, mais Greg ne semblait pas vouloir leur pardonner l’exclusion dont il avait été victime.

            « Tiens, où est passé Andy ? Ça fait deux fois qu’il ne vient pas, s’enquit Arcimboldo tout en donnant un sac plein de victuailles à une vieille femme.
− Tu n’es pas au courant ? demanda un jeune garçon Rom.
− Au courant de quoi Bireli ?
− Il est…il est mort…déclara un jeune homme noir avec tristesse.
− Mort ? la voix d’Arcimboldo se mit à trembler. Andy était son ami, et là, il apprenait qu’il n’existait plus.
− Il a été dévoré…tout le monde sait que le Raptor erre dans les rues et mange des clodos, mais personne ne fait rien pour l’arrêter…continua Donald, le sans-abri qui avait appris la nouvelle à Arcimboldo.
− Le Raptor ? Le Super-Criminel ?
− Depuis qu’il est sorti de taule, on vit dans la peur. Il attaquait tout le monde avant, mais maintenant il s’attaque uniquement aux SDF. Je suis désolé pour Andy, Arcimboldo. »
            La soirée était amère pour le Super-Héros. Andy était le meilleur homme du monde, très intelligent, mais malchanceux, il aimait ses conversations avec lui et la façon avec laquelle il l’encourageait. Arcimboldo avait les larmes qui lui montaient aux yeux. Le nom de Raptor tournait dans sa tête.

            Une fois sa distribution terminée, il décida de marcher un moment dans les rues, seul, afin de réfléchir. Il pensait à Andy, et avait la terrible impression d’être impuissant, d’être inutile. A quoi lui servaient ses pouvoirs s’il pouvait perdre ses amis ? Quand il avait commencé à combattre aux côtés de la Ligue, il avait senti sa force grandir, et se sentait plus qu’humain, mais la terrible nouvelle qu’on venait de lui annoncer l’avait ramené à sa condition d’homme banal. Il était comme tout le monde, il subissait la vie. Il s’extirpa de ses pensées quand il vit une silhouette se tenir face à lui dans la rue déserte dans laquelle il déambulait. La lune était pleine et jetait une lueur pâle sur la silhouette drapée dans un sweat à capuche. Arcimboldo s’immobilisa. Il avait vu une lueur dans le trou obscur dans lequel se dissimulait le visage de la personne qui se tenait là. C’était un œil jaunâtre et inhumain.
            « Je t’observe depuis un moment…siffla une voix reptilienne.
− Oh un fan ? déclara Arcimboldo d’une voix tremblante.
− Quelle chance que l’un des plats que je rêvais de goûter nourrisse ma pitance habituelle. »
            La forme inquiétante retira sa capuche et dévoila son visage. Il était hideux, et Cédric n’avait jamais rien vu de tel. Il avait une forme humaine, mais sa peau était recouverte d’écailles, et son regard était celui d’un reptile. Sa bouche était bien trop large pour être humaine et des dents acérées luisaient à la lumière des réverbères. Arcimboldo se tenait donc face à l’un des pires Super-Criminels du monde. Il se mit à trembler de tout son corps. Avait-il peur ? Il se posa la question en essayant de stopper son tremblement.

Non. Ce n’était pas de la peur. Il n’avait pas envie de s’enfuir.

            Toutes les discussions avec Andy lui revinrent en mémoire en une fraction de seconde. Puis il imagina ce à quoi avait dû ressembler la rencontre entre Andy et son bourreau. Une vague de chaleur s’empara d’Arcimboldo. La pâleur qui s’était emparé de son corps laissa place à du rouge. Son regard effaré prit l’aspect du métal, et sa voix blanche devint plus dure.
            « Tu as dévoré un SDF nommé Andy, je me trompe ?
− Qui sait…j’en ai bouffé plein. J’espère que tu auras meilleur goût. » répondit Raptor. Une bouffée de rage enveloppa Arcimboldo. Ses deux bras imposants se couvrirent d’ananas et de noix de coco, de pastèques, au bout de ses poings, des litchis apparurent par grappes. Arcimboldo voulait lui faire mal. Ils s’observèrent un long moment, puis Arcimboldo se précipita vers lui « RAPTOR ! » hurla-t-il avec une rage meurtrière dans la voix. Raptor poussa un sifflement, et bondit de ses deux jambes puissantes vers la masse enragée qui fonçait vers lui.

            Greg arriva en retard dans l’appartement de Michael Perséphone. La Ligue l’attendait, mais ce jour-là, ils ne l’engueulèrent pas. Il lança un regard sur l’assemblée.
            « Tiens, c’est moi où il en manque un ? demanda-t-il alors.
− Cédric est en retard. Ça ne lui ressemble pas…observa Claire.

− Il a intérêt à se dépêcher. On ne va pas l’attendre toute la vie non plus. » cracha Gilles.

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