lundi 27 février 2017

Partie 2 : Chapitre 3

            C’était devenu tellement ennuyeux, s’était-elle dit en remettant son gant droit. En face d’elle, sa victime, en slip et marcel, était allongé au sol dans une position grotesque, les yeux ouverts, fixés vers le plafond, semblant se perdre dans la contemplation du ventilateur. Elle fit quelques pas vers la fenêtre, la lumière pâle de la lune éclairant sa silhouette. Tout cela ne l’amusait plus autant qu’avant. C’était devenu routinier. Un appel, de Devreaux, une enveloppe à récupérer avec une adresse et une photo, puis ensuite, ils avaient l’habitude de se moquer d’elle, de flirter avec elle, de ne pas la prendre au sérieux. Enfin, venait le moment où ils suppliaient. Et là, elle les touchait et c’était fini. Mais ce schéma se répétait chaque jour, et il devenait de moins en moins intéressant.



La lune brille haut dans le ciel
Les étoiles s’éteignent autour d’elle
La nuit s’abat sur nous tous cruelle
Les ténèbres nous recouvrent de leurs ailes…

            Non…ce ne serait pas ce soir qu’elle finirait sa berceuse, se dit Nyx après avoir entonné ces quelques paroles, pendant qu’elle sortait de l’immeuble qui logeait sa défunte victime. Elle enfourcha sa moto et, après avoir posé un casque qui dissimula ses yeux verts et sa chevelure rougeoyante, elle fit vrombir le moteur. Paris, à deux heures du matin est nimbée d’une atmosphère particulière. C’est le moment-charnière où la ville choisit son camp entre s’endormir paisiblement ou continuer à respirer sa lumière. Alors les rues se désertent, les bars ferment, et seuls ceux qui ont décidé de braver la nuit battent son bitume. Les fenêtres des immeubles ressemblent à de multiples trous noirs, avec occasionnellement quelques-unes qui dévoilent une lumière pleine de vie, accompagnée de sa parure de musique et de bruits de conversations avec éclats de rires.
            Nyx aimait la nuit. Elle n’avait pas choisi son pseudonyme par hasard. C’était à ce moment qu’elle se sentait le plus à l’aise, la plus vivante. Il y avait quelque chose de grisant pour elle, dans le fait d’être un croque-mitaine. Les gens craignent la nuit, c’est dans leur nature. La nuit est pleine de dangers qu’elle dissimule, et elle se flattait de faire partie de ces dangers. Elle s’arrêta à un feu rouge. Une voiture vint alors se mettre à sa hauteur, sur sa droite. Elle n’y accorda pas le moindre regard. La fenêtre du passager s’ouvrit, dévoilant le visage d’un jeune homme qu’elle ne connaissait pas.
            « Vous allez nous suivre, déclara-t-il simplement.
— … Nyx décida de ne pas lui répondre.
— Suivez-nous Nathalie. » insista l’homme.
            Le feu passa au vert, et la voiture repartit. Nyx avait sursauté, surprise. Elle était à présent intriguée. Cela faisait bien longtemps qu’on ne l’avait pas appelée par son prénom. Elle fit rugir son moteur et suivit la berline noire flambant neuve qui semblait flotter au-dessus du bitume. La voiture se dirigea vers un parking public sur le quai Branly. Quand Nyx y arriva avec sa moto, la voiture était à l’arrêt et deux hommes se trouvaient à l’extérieur. L’un d’eux était le jeune homme qui lui avait parlé. C’était un grand blond au visage taciturne et aux yeux bleus cristallin. Elle le trouva fort séduisant. L’autre était un homme d’un certain âge à la peau basanée et aux yeux d’un vert profond. Là encore, elle se dit que dans sa jeunesse, il avait dû faire chavirer de nombreux cœurs. « Ce n’est quand même pas Devreaux qui m’envoie des Chippendales ? » se demanda-t-elle en plaisantant à moitié.
            Elle coupa le moteur de sa bécane et en descendit. Puis, retirant son casque, elle fit quelques pas vers les deux hommes, faisant claquer ses talons sur le bitume du parking. Lorsqu’elle arriva à leur hauteur, elle les regarda en silence, portant par réflexe sa main droite à son gant gauche. Le plus âgé des deux hommes la regarda avec une mine dédaigneuse. Le blondinet, de son côté semblait presque écœuré de se retrouver face à elle. Son compagnon fit quelques pas, ouvrit une des portières de l’arrière, et invita en silence Nyx à entrer dans la voiture.
            « Je ne laisse pas ma moto ici.
— Tom en prendra soin, il nous suivra, répondit simplement l’homme d’une voix posée.
— Il a intérêt à en prendre soin, s’il ne veut pas s’endormir très profondément.
— Contentez-vous de me filer les clés, monstre. » cracha l’homme. Nyx lui lança les clés de sa moto, l’homme les attrapa et s’installa sur la Ducati Diavel noire de la tueuse. Nyx poussa un soupir et entra dans la voiture, se rendant compte qu’elle ne serait pas seule. Un homme se trouvait assis sur la banquette arrière.
            Il était grand, massif, vêtu très richement et avait une tête ronde qui ressemblait à celle d’un bouledogue. Ses cheveux épars étaient blancs, et son regard luisait au milieu de son visage rougeaud. L’un de ses yeux n’avait pas le même éclat que l’autre, c’était un œil de verre. Nyx l’avait déjà vu : elle se retrouvait face à Jean-Pierre Le Mène, homme politique et leader du parti anti-super : Humanité.
            Le type qui avait ordonné à Nyx de rentrer dans la voiture en était le chauffeur. Il s’installa à sa place et enclencha le contact. Nyx détourna son regard du visage du politicien pour se concentrer sur le paysage qui défilait. Elle reconnut le son du moteur de sa moto qui les suivait. Il ne lui restait qu’à attendre que Le Mène se résolve à enfin lui dire ce qu’il voulait. Il en aurait probablement le temps, une fois qu’il serait satisfait de sa petite mise en scène.
            « Nathalie, commença le politicien de sa voix rocailleuse.
— Non. Vous ne m’appelez pas comme ça. Personne ne m’appelle par ce nom. C’est Nyx.
— Bien sûr. J’imagine que la petite Nathalie n’existe plus. Il vaut mieux qu’elle soit Nyx en effet. Je comprends.
— Contentez-vous de me dire ce que vous voulez… elle ne savait pas pourquoi, mais ces mots l’avaient fait frissonner. Elle avait la désagréable impression d’être à son désavantage dans cette conversation.
— Je viens simplement voir si vous êtes intéressée par mon offre d’emploi.
— Pourquoi je travaillerais avec vous ? Vous détestez les super, non ? On vous répugne.
— C’est vrai. C’est même au-delà de ça. Pour moi, vous autres les super, êtes des tares. Des erreurs, des errements dans l’évolution humaine. Vous êtes tous des monstres, et j’ai même envie de dire que vous n’êtes pas humaine, ni vous, ni vos semblables.
— Charmant.
— Que voulez-vous que je vous dise. Vous êtes hélas tous atteint de cette maladie qui change votre nature. Vous pouvez bien jouer aux super-héros ou aux super-vilains, cela ne change rien au fait que vous subissez vos vies plus que vous les vivez.
— Je n’ai que peu d’intérêt pour la politique, vos discours stupides et les histoires de super-héros. Vous êtes en train de m’endormir monsieur Le Mène.
— Ce doit être dur, d’être une petite fille, et de naître sans pouvoir toucher les gens qu’on aime. Votre pouvoir s’est éveillé très tôt, non ? Un record, semble-t-il. Super à la naissance. Dommage pour l’infirmière… Quel était son nom ? Rosalie Menotti. Pas de chance, elle a touché la petite mimine gauche d’un enfant tueur.
— Vous êtes bien renseigné.
— Comment un enfant vit le fait de ne jamais sentir la chaleur des mains de ses parents ? De toujours porter des gants ? De ne pas savoir ce que ça fait de caresser ceux qu’on aime, sans les voir s’endormir, ou mourir ?
— On s’y fait, répondit froidement Nyx.
— J’imagine. Vous êtes une dure à cuire, vous.
— Maman…m’autorisait à la toucher de la main droite la nuit. Elle pouvait alors s’endormir. Elle disait que j’étais son petit marchand de sable…papa aussi. Ils me disaient que même en dormant, ils ressentaient la chaleur de mes caresses, mais je crois que c’était faux, se rappela Nyx, parlant presque pour elle-même.
— Voyez-vous Nathalie, pour moi ce que vous avez, ce n’est pas un pouvoir, ni un don, ni une malédiction. Ce que vous avez, c’est une maladie. Et le parti Humanité ne veux qu’une chose : prévenir cette maladie. Connaissez-vous la théorie du grand remplacement ?
— Pitié pas ces conneries !
— Certains scientifiques avancent que dans trois générations maximum, la totalité de l’espèce humaine sera dotée des mêmes malformations que vous et les autres super. Vos soi-disant pouvoirs, c’est la Peste, et la pandémie se répand très vite.
— Qu’est-ce que cela peut vous foutre si ça arrive ?
— Je ne suis pas sûr que le monde ait besoin de plus d’un Kratos, de plus d’un Gepetto, ou pire de plus d’une Nyx. Si tout le monde obtient des super pouvoirs, alors on va se diriger vers un cataclysme sans précédent. Chaque individu sera une arme potentielle, et le monde sombrera dans une anarchie ingérable. Pour éviter ça, il n’y a pas le choix ! Il faut contenir la maladie…
— …en éliminant les infectés, lâcha Nyx.
— C’est cela. Mais le tout sans que cela se sache. Et vous, Nathalie, êtes la clé ! Votre pouvoir est indétectable. Vous touchez, et c’est fini.
— Et quoi, vous voulez que je touche plus de 65% de la population mondiale ?
— Non, je sais que même vous ne pourrez pas tuer tout le monde. J’ai des parts dans une société pharmaceutique, voyez-vous. Lorsqu’on se rendra compte que seuls les super meurent sans raison, on en viendra à la conclusion que quelque chose cloche dans leur organisme, et certains de mes amis scientifiques mettront en corrélation leur état et leur santé. C’est alors que ma société proposera un remède, une petite pilule miracle. L’absorption rend stérile, ainsi pas de reproduction pour les super, et à terme, l’ingestion régulière de ce médicament est fatale.
— Vous parlez de génocide ? Vous savez, je suis une tueuse, je travaille avec des pourris, mais c’est la première fois que je rencontre quelqu’un d’aussi foncièrement mauvais que vous Jean-Pierre.
— Aux grands maux les grands remèdes, Nathalie.
— Dites-moi, Jean-Pierre, j’imagine que dans votre plan d’éradication, il y aura bien un moment où je serai vouée à disparaître aussi, non ?
— Oui. Nathalie, on va vous tuer une fois que vous aurez fini le travail. En tout cas, c’est clairement mon intention. Mais en attendant, vous serez grassement payée pour vos services et aurez de quoi vivre la grande vie en attendant.
— C’est très aimable à vous, répondit Nyx en ricanant avec cynisme.
— Vous serez la dernière à mourir et aurez le droit de contempler le monde que vous aurez créé une dernière fois avant de le quitter.
— Jean-Pierre, qui vous fait croire que je vais marcher avec vous ? Peut-être que cela m’intéressera plus de voir un monde sans aucun humain « normal », peut-être que vous autres êtes les tares de l’humanité, vous qui évoluez en retard. Par ailleurs vous êtes tous moins nombreux que nous autres super. Ça me fera en tout cas moins de boulot de tous vous tuer, frêles et pathétiques créatures. » répliqua Nyx. Elle se mit à sourire et son visage s’éclaira. Son regard devint terne, et même ses tâches de rousseur ne pouvaient adoucir son expression féroce.
            Elle venait de voir l’espace d’une seconde la peur prendre ses quartiers dans la voiture. Le politicien devait probablement se dire que Nyx avait soulevé un point important. Nyx aimait faire peur. Et là, c’était réussi. Elle se disait même que ce serait peut-être intéressant de tenter le génocide des « normaux », elle serait alors comme une déesse implacable.
            « Ce qui me fait croire ça, Nathalie, c’est que vous êtes bien plus empathique que vous essayez de le faire croire. Un philosophe avait émis l’hypothèse que les pouvoirs reflétaient la personnalité de leurs utilisateurs. Le vôtre, quand on y pense, est dédié au repos, qu’il soit éternel ou non. Nathalie, vous allez travailler avec moi pour une simple raison : vous ne voulez pas plus que moi que naisse une nouvelle Nyx. Vous ne souhaitez à personne de vivre comme vous l’avez fait durant votre enfance, effrayée par vos propres pouvoirs.
— Déposez-moi ici. » répliqua Nyx.
            La voiture se gara et la tueuse sortit de l’habitacle. La moto se rangea aussi, et Nyx alla vers elle. Elle observa son véhicule puis celui qui l’avait emprunté « Elle n’a rien. Bien joué beau gosse. Maintenant repose-toi. » dit-elle en caressant de sa main droite le jeune homme qui s’endormit aussitôt. Elle le traîna alors dans la voiture et l’installa du côté passager. Le chauffeur, la tête sur le côté dormait paisiblement, de même que Jean Pierre le Mène qui ronflait grassement. Nyx grimpa sur sa moto et démarra en trombe, déchirant le voile du silence de la nuit, s’éloignant des lieux à toute vitesse.


            Le lendemain matin, Jean-Pierre Le Mène se réveilla en pleine forme. C’était comme si son corps s’était régénéré après son sommeil. Ses deux collaborateurs émergeaient aussi. Nyx l’avait donc touché, s’était-il dit. Il avait noté que c’était de la main droite. Il se palpa le torse et se rendit compte qu’un papier y avait été dépose. Il l’examina et vit un message inscrit dessus. La graphie était soignée et féminine. En lettres capitales, à l’encre noire, les mots JE VAIS Y REFLECHIR étaient inscrits sur la note.

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