lundi 20 mars 2017

Partie 2 : Chapitre 5

« Tu devrais l’appeler et t’excuser !
— Non ! s’écria Greg qui en avait assez d’écouter les jérémiades de Gilles.
— T’as toujours été un sale petit con chiant et énervant, mais là, t’es allé trop loin.
— Quoi, ça ne te fait rien de voir que Gaëlle nous regarde de haut ?
— Mais tu dis n’importe quoi ! s’écria Gilles. Puis, il lança un regard circulaire. Lui et Greg étaient dans un bar très fréquenté, et après avoir élevé la voix, ils s’étaient fait remarquer. Il baissa d’un ton et reprit : Tu dis n’importe quoi ! Et tu l’as blessée ! » Greg ouvrit de grands yeux, une fraction de seconde, puis, il se concentra sur son verre. Ces mots-là avaient eu un fort impact sur lui. Il savait qu’il avait été trop brutal envers Lumen.
 
            « C’est moi qui suis blessé.
— Je croyais qu’on s’était tous réjouis qu’elle puisse devenir une super héroïne à part entière. C’était faux ?
— Non…mais…
— Non mais quoi ? Tu es jaloux d’elle ? »
            Greg sursauta. Etait-il jaloux de la réussite de Lumen ? Il ne le croyait pas, mais alors, pourquoi s’énervait-il chaque fois qu’il la voyait parader avec l’Egide ? Il était peut-être bien plein de ressentiment envers elle. Il s’en voulut aussitôt d’être aussi vaniteux.
            « Tu es un vrai héros, Greg. Tu en as l’étoffe, et tu fais un beau boulot avec la Ligue. Je n’aurais pas cru ça, au début, mais tu es un bon leader. Mais ton problème, c’est que tu as un bien trop sale caractère, et ça, mon vieux, ce n’est pas bon pour le moral de l’équipe.
— Je ne suis pas jaloux de Lumen… souffla Greg en tenant sa pinte près de sa bouche sans en boire le contenu.
— Tu n’es pas jaloux… si tu veux. Tu veux juste plus de reconnaissance, c’est ça ?
— Non c’est juste que…
— Tu vas finir comme Kratos… à rejeter tout ce qui t’entoure pour un peu de gloire. » cracha Gilles en se levant, affichant un air extrêmement déçu. Il posa un billet sur le comptoir, lançant au barman un laconique « C’est pour moi ! » puis, il s’en alla, laissant là Greg, qui dut digérer les propos de son compagnon.

            Le hasard avait voulu qu’un homme se tint non loin. Il buvait seul, et était en train de se lamenter sur son sort. Il avait été au sommet, il y a peu de temps, et à présent, il avait dégringolé. Lui, c’était Wandrille Leclerc, et jusqu’à il n’y a pas si longtemps, il était l’agent de Kratos, le plus puissant des Super-héros. Mais depuis que Joël avait pété une durite et avait détruit un quartier, depuis qu’il s’était retiré après sa défaite contre Atchoum-Man, la vie bien ordonnée Wandrille s’était effondrée. Il avait perdu son meilleur client, et il avait eu beaucoup de mal à se remettre en selle. Les autres Super-Héros refusaient de l’engager pour s’occuper de leur com. Après tout, il était connu pour être l’associé de Kratos, et chacun savait comment il avait tourné. Wandrille avait toujours mené un train de vie luxueux, mais là, il avait dû revoir ses habitudes à la baisse. Il avait découvert la joie des costumes de basse qualité, les douceurs des nouilles instantanées, et le frisson de la chasse à l’emploi.
            Il avait décidé ce soir-là de picoler, car c’était pour lui le meilleur remède contre le quotidien. Il avait calculé, il avait suffisamment de pâtes et de riz chez lui pour pouvoir tenir jusqu’à la fin du mois. Alors quatre ou cinq pintes hors de prix étaient clairement envisageables. Il fallait bien qu’il se fasse plaisir, se disait-il, comme pour se convaincre lui-même et faire taire les multiples inquiétudes qui l’assaillaient à chaque gorgée.
            Alors qu’il était en pleine séance de lever de coude, il ne put s’empêcher d’écouter la conversation entre les deux hommes qui se trouvaient au comptoir non loin de lui. Il avait l’esprit un peu embrumé, mais il aurait juré avoir entendu les mots Lumen et Ligue. Son intérêt s’en trouva piqué. Lumen était membre de la Ligue des Inutiles. C’était le groupe qui avait mis Kratos hors d’état de nuire. Kratos avait été follement jaloux de ses membres, au point d’avoir renié tous ses principes de Super-Héros et avait conspiré contre eux, afin d’avoir leur peau. Il se mit à observer l’homme qui était resté seul, son ami s’étant éclipsé. Il semblait aussi seul que lui. 
            Il ne savait pas pourquoi il se tenait là, à l’observer. Il se demanda si cet homme n’était pas l’un des membres de la Ligue des Inutiles et se demanda, si c’était le cas, duquel il s’agissait. Il passa en revue la Ligue. Il y avait eu un nouveau, du nom de Rocco, mais Wandrille savait que ce n’était pas lui, Rocco était un ancien super-vilain dont la véritable identité était Fabrice Pont. Ce n’était probablement pas non plus Arcimboldo qui était bien plus massif que ça. Quant à Tear, il avait les tempes grisonnantes, contrairement à l’homme qu’il avait face à lui. Ce n’était évidemment pas Textil, qui était une femme. Il en vint à la conclusion qu’il se trouvait ou face à Cuistot, ou face à Atchoum-Man. Il frémit à ce nom. Atchoum-Man était celui qui l’avait plongé dans le dénuement. Une vague de haine l’avait submergé en pensant à Atchoum-Man. Mais il parvint à se contenir.
            Prenant une profonde inspiration, et se parant de son plus beau sourire de commercial, Wandrille vint s’installer à côté de l’homme qui buvait seul au comptoir. Celui-ci le remarqua et lui adressa un hochement de tête cordial. Wandrille lui répondit en ayant l’air le plus affable possible. Il se demandait pourquoi il était venu à lui, il n’était même pas sûr que l’homme fût vraiment membre de la Ligue des Inutiles. Mais son esprit d’agent avait fait un raisonnement qui lui sembla imparable. Un raisonnement qui devait le sortir de sa position précaire. La Ligue des Inutiles l’avait plongé dans le dénuement, elle allait le mener au sommet. Il s’en assurerait.
            « C’est pas joyeux de boire seul. J’espère que ça ne vous dérange pas, si je me mets là ! déclara-t-il.
— Aucun problème. Mais juste, faut que vous sachiez que je ne suis pas de très bonne compagnie ce soir. J’ai connu des jours meilleurs.
— On est deux dans ce cas ! Allez, trinquons aux jours meilleurs, où qu’ils soient, et en espérant qu’ils reviennent un jour ! » s’exclama Wandrille en levant son verre. Les deux verres s’entrechoquèrent dans un léger tintement.
            Il laissa un moment le silence se prolonger, afin de ne pas brusquer sa cible. Il savait qu’il devrait prendre garde à ce qu’il dirait. Il devait nouer le contact avec lui, il en allait de son avenir.
            « C’est pas une femme… c’est le boulot ? demanda-t-il d’un air détaché.
— Un peu des deux.
— Hah, j’aimerais bien avoir vos problèmes. Je n’ai ni femme ni job, lâcha Wandrille d’un air amer.
— Oh, j’en suis navré. Ça fait longtemps que vous êtes au chômage ?
— Depuis trop longtemps ! ricana Wandrille avant de reprendre d’un air sérieux : j’étais l’agent d’un Super-Héros, je m’occupais de sa communication, de décrocher ses contrats, de le promouvoir. Il sauvait le monde, et moi, je m’occupais de la paperasse. C’était un bon deal.
— Et qu’est-il arrivé ?
— C’était Kratos. » Wandrille observa la réaction de son camarade de beuverie. Il avait frémi. Il ne s’était probablement pas trompé, il se trouvait bien devant un membre de la Ligue des Inutiles. Le visage de son interlocuteur prit une teinte de légère culpabilité.
            « Je suis vraiment désolé. C’était… surprenant…
— Je ne vous le fais pas dire. Je m’appelle Wandrille, Wandrille Leclerc.
— Greg Gorman » répondit Greg en lui serrant la main qu’il lui tendait.
            Le contact avait été établi. Il avait aussi réussi à faire en sorte que Greg se sente un peu coupable. S’il était vraiment membre de la Ligue des Inutiles, il y avait de quoi, après tout. C’était bien leur faute s’il avait tout perdu, non ? Il sirota sa bière, puis, il se pencha vers Greg et lui demanda à voix basse :
            « Vous êtes lequel ?
— De quoi vous parlez, Wandrille ?
— Cuistot ? Tear ? lui demanda-t-il avec un air entendu.
— Je… Greg s’était mis à suer à grosses gouttes.
— Allez, dites-le-moi ! S’il vous plaît ! »
           
            Ce n’était pas bon, se dit Greg. Il n’avait pas l’intention d’être reconnu, et encore moins par quelqu’un qui était en contact avec Kratos. Greg tenait à rester incognito. Il ne voulait certainement pas que le monde entier sache qu’il était Atchoum-Man. Mais voilà que cet inconnu lui citait le nom de tous les membres de la Ligue des Inutiles. Que lui voulait-il ? Se venger ? Allait-il balancer sa véritable identité à la presse s’il le démasquait ? Greg se sentit mal à l’aise, d’autant que ce Wandrille Leclerc continuait à l’interroger. Finalement, il dit, affichant un air perfide : « Allez, dites-moi vous êtes lequel, sinon je porte un toast à votre honneur devant tout le monde. »
            Ce n’était vraiment pas bon. Il vit Wandrille se lever du tabouret en titubant, et prendre une cuillère, prêt à faire tinter sa pinte. Il devait le faire taire, il le devait, mais sans éveiller les soupçons de la foule présente dans le bar. Mais comment ? Il ne réfléchit pas. Au moment où Wandrille ouvrit la bouche pour prendre la parole...
            « ATCHOUM ! » Wandrille éternua. Il lança un regard à Greg, c’était comme si une lumière s’était allumée dans la prunelle de ses yeux. « Merde » cracha Greg en son for intérieur. Il se leva et partit du bar, laissant là son verre encore entamé. Il se faufila à travers la foule de clients présents et se dirigea vers la sortie.

            La nuit venait de tomber et était fraîche. Il déambula dans le trottoir, la tête baissée, les sens en alerte. C’était mauvais, il avait donné son nom à cet inconnu et l’avait fait éternuer. C’était vraiment stupide de sa part, se disait-il. Il entendit des pas se précipiter vers lui. Et il n’eut pas besoin de se retourner pour comprendre à qui ils appartenaient.
            « Greg, enfin je veux dire, Atchoum-Man, attends-moi ! s’écria Wandrille
— La ferme ! chuchota Greg en se retournant et en jetant des coups d’œil aux alentours, comme s’il craignait qu’on l’entendît.
— Ce doit être mon jour de chance. Si j’avais pu imaginer que je me trouverai en face de toi, Atchoum-Man. » Greg tenta de s’enfuir, mais Wandrille était coriace et le suivit.
            « Bon tu veux quoi ? lui demanda finalement Greg en l’empoignant par le col.
— Hé du calme ! Je ne te veux pas de mal ! J’ai une proposition à te faire !
— Une proposition ?
— Je pense que votre Ligue des Inutiles, elle a le potentiel de faire un grand boum dans le secteur du super-héroïsme, mais que vous ne capitalisez pas assez sur le pouvoir des mass-media !
— Quoi ?
— Je te propose, Atchoum-Man de devenir l’agent de la Ligue des Inutiles ! Non mieux que ça, votre promoteur ! »

            Greg le regarda un moment, un air dubitatif peint sur le visage. Mass-media ? Agent ? Promoteur ? La Ligue des Inutiles n’en avait pas besoin, si ? Pourquoi l’agent de Kratos s’était-il soudain décidé à l’approcher ? Pourquoi lui proposait-il ses services ?
            « Je suis sûr que tu te demandes pourquoi je te fais cette offre. Tu te dis que je dois te haïr, après tout, c’est toi qui m’as foutu dans la merde en corrigeant mon champion, non ? Mais ça, c’est penser en petit, en médiocre. Moi, mon ami, je suis un visionnaire, un homme qui voit au-delà du champ de vision de l’ensemble de l’humanité. Mon sens des affaires, tu pourrais dire que c’est ça mon superpouvoir ! Ouvre tes oreilles, Atchoum-Man, car je ne vais le dire qu’une fois. Toi et la Ligue des Inutiles êtes une mine d’or ! C’est aussi simple que ça. Et si j’avais pas eu un poulain comme Kratos dans mon écurie, je me serais jeté sur vous comme un somalien sur un menu Big Mac !
— Charmant… soupira Greg.
— Les gens aiment les success-story, et tu sais quoi ? Vous en êtes une à vous seuls. Mais le problème avec les histoires, c’est qu’il faut quelqu’un pour les recevoir ! Et ça c’est mon boulot ! Vous racontez l’histoire, et moi, je vous trouve des gens pour l’écouter !
— Wandrille, c’est bien sympa tout ça, mais je n’ai pas la moindre envie de m’occuper de trucs chiants comme la com. Je suis un super-héros, tout ce qui m’intéresse, c’est aider les gens.
— Mais personne ne te demande d’arrêter d’aider les gens ! Si tu fais ça, je fais quoi moi ? Atchoum-Man, toi et tes copains, vous faites ce que vous faites de mieux, et moi, je m’occupe de toute votre pub, de votre merchandising !
— On n’a pas besoin de merchandising !
— Ah oui ? Qui dit merchandising dit pognon, qui dit pognon dit plus besoin de bosser, qui dit plus besoin de bosser dit plus d’occasion d’être sur le terrain, d’être utile ! De meilleurs équipements, tu ne crois pas que vous seriez plus efficaces ?
— On n’a pas de quoi te payer !
— Je prends un pourcentage sur les revenus générés ! Si je bosse bien, je me gave, sinon tant pis, vous n’avez pas à mettre la main à la poche ! Tout ce que vous devez faire, c’est me laisser bosser ! Atchoum-Man, tu n’as rien à perdre ! Au contraire !
— Je ne sais pas…
— Atchoum-Man, si la Ligue des Inutiles a plus d’exposition, tu ne crois pas que ce serait bénéfique pour tous les Inutiles du monde, ceux qui se demandent quoi faire de leurs pouvoirs ? Vous avez commencé à leur vendre du rêve à ces gens. Moi ce que je te propose, c’est de rendre le rêve plus grand, plus facile à voir ! »
            C’était l’argument massue de Wandrille. Il avait tout misé sur cela. Il savait bien entendu que la plupart des Inutiles du monde souffraient de problèmes de self-estime et qu’ils étaient en recherche de repères. La Ligue des Inutiles en était un, et il pensait bien s’engouffrer dans la brèche. Mais encore fallait-il qu’il puisse convaincre Atchoum-Man de le laisser s’en approcher. Il vit sur le visage de Greg l’hésitation prendre ses quartiers dans ses traits. Wandrille aurait voulu croiser les doigts.

            « Il faut que j’y réfléchisse, que j’en parle aux autres. » lâcha finalement Greg. Bingo, triompha en lui-même Wandrille tout en lui tendant sa carte. Greg venait de laisser la porte entrouverte, il n’avait plus qu’à mettre son pied dans l’embrasure de celle-ci pour pouvoir retomber sur ses pattes.
            C’était vraiment son jour de chance, se dit-il en regardant Greg s’éloigner. A compter de ce jour, il allait devoir travailler sur une stratégie pour permettre à la Ligue des Inutiles de toucher les étoiles. Il allait œuvrer pour la gloire du groupe de super-héros, les placer à égalité avec l’Egide dans le cœur des gens… peut-être même les surpasser. Oui, il allait pouvoir retrouver son train de vie luxueux, et ironiquement, ce serait grâce à ceux qui l’en avaient privé.


            Mehdi avait raccroché le téléphone avec fracas. Son droit de visite avait été momentanément suspendu et le personnel de la prison avait refusé de lui en donner la raison. Il avait envie de voir Sarah, mais ne pouvait pas, et le fait de ne pas savoir pourquoi lui mettait les nerfs en pelote. Il se demanda si quelque chose était arrivé. Il fit quelques recherches sur le net, et découvrit que de nombreuses personnes s’étaient plaintes de ne pas pouvoir rendre visite aux détenus. Quelque chose était étrange dans cette affaire, et il se jura de trouver le fin mot de cette histoire.

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